Taros, ignames, kavas
Le premier village de Raga : (pp. 63-66)
« Taros, ignames, kava / À Raga, il y a la magie des plantes. Raga, comme beaucoup d’îles volcaniques, Tahiti, Martinik, Maurice, la Réunion, est avant tout le pays des plantes. » (p. 63)
« Les banians sont la demeure de démons ». (p. 64)
« À l’aube, les hommes sont partis à la recherche de leurs champs. […] Avant de défricher, Tanitan doit prier les esprits des ancêtres, afin qu’ils accordent aux vivants le droit de s’installer, de creuser la terre, de planter les semences. Les esprits sont partout […] ils habitent aussi dans les troncs d’arbres, dans les feuilles des plantes, dans l’eau de la rivière. » (p. 64)
« Ils ont déraciné les arbres, terrassé, épierré, tracé les drains, allumé les feux qui achèvent de nettoyer le sol. Ensuite ils ont enterré les pierres magiques […] les pierres à ignames, les pierres rouges pour les taros, les graines de calebasse, de chou, de giraumon. Sur la hauteur, dans une clairière, ils ont établit le premier arbre à pain. Dans un verger, ils ont planté le jacquier, l’anone, le jamlongue, l’oranger. Ils ont semé les graines de litchi, les ambrevades, le piment. » (p. 65)
« Sur un plateau d’où on voit la mer, ils ont construit leurs maisons. Ce sont des huttes de branches avec des toits de feuilles. » (p. 65)
« Cette terre leur a été donnée par l’esprit des morts pour qu’ils continuent leur histoire. » (p. 66)
La légende des hommes-pierres qui mangeaient de la racine crue (pp. 66-68)
« Les hommes pierres se nourrissaient seulement de racines crues et froides comme eux. » (p. 66)
« [Penoa] partit dans la mer, et avant de partir promit de revenir avec la nourriture que mangent les vrais humains […]. Elle tint promesse en apportant toutes ces nourritures, l’igname, la racine de taro, les bananes et même du gibier, qu’elle fit cuire sous la terre après avoir allumé le feu. » (p. 68)
Le paysage agricole de Raga depuis la côte vers l’intérieur des terres : (pp. 68-72)
Commentaire :
On retrouve dans ces extraits une opposition marquée entre deux rapports distincts au végétal. Le champ est d’une part placé du côté d’un rapport d’exploitation de la terre et, par extension, des habitants de Raga. D’autres parts, le jardin à la polynésienne, qui est le résultat d’une relation d’égalité et de respect, exprime un rapport de codépendance entre l’homme et son environnement. L’homme est l’igname, la femme est le taro. Les plantes sont des êtres vivants, des dons de l’esprit des ancêtres.
« Aujourd’hui, Raga est un jardin. […] On n’y voit pas de champs, et les plantations de cocotiers qui subsistent le long de la côte sont les reliquats de la colonisation. Elles sont envahies de mauvaises herbes, la plupart à l’abandon. Elles portent encore le nom de propriétaires terriens venu d’Europe ou d’Australie […] Les habitants de la Pentecôte, après le départ des colons, sont retournés à leur système traditionnel, dans lequel la terre n’est pas une propriété, mais plutôt un accord mystique passé entre les habitants du lieu et les esprits des ancêtres. » (p. 68)
« Le chef Willie me raconte comment, au moment où ils ont compris que leur départ était imminent, certains colons ont obligé les gens de Pangi à semer des ronces et des mauvaises herbes dans les plantations afin de les rendre inutilisables. » (p. 69)
« Ce qui reste, dispersé, désordonné, donne l’impression d’une nature retournée à l’état sauvage, pourtant, quand on marche vers l’intérieur, quand on gravit la montagne ou qu’on suit les cours d’eau au fond des ravines, c’est la présence de plantes nourricières qui vous frappe. La forêt est sillonnée de chemins étroits, à peine visibles, et au bout de chacun de ces chemins, il y a un jardin caché. Ils sont secrets comme les villages, dissimulés de la côte dans les replis de la montagne. Ce sont les jardins de taros, pour lesquels, depuis des millénaires les Mélanésiens ont développé les techniques hydroliques, goulets, réservoirs, canaux. Les jardins d’igname sur les pans de terre rouge. Les jardins de palmes, qui fournissent l’huile et le sagou. Les jardins de manioc. Les vergers plantés de manguiers, de goyaviers, d’orangers. Partout, à chaque instant, on découvre sous la futaie, ou dans les fourrés, des bouquets de fleurs, des plantes à parfum, des réserves médicinales. » (p. 69)
« Ce sont des jardins, non pas à la française ni à l’anglaise, mais sinueux, mélangés, semés selon un plan qui doit ressembler à la magie plutôt qu’à un ordre logique. Comme si les mains qui les ont semés avaient suivi le parcours de forces souterraines, de courants spirituels, lieux de naissance, sources, poches minérales, tombes, dont le secret ne peut exister que dans la mémoire des hommes et des femmes de ce lieu. » (p. 69-70)
« Il parle de cette liane non comme d’une feuille ou d’une médecine, mais comme un don que l’esprit de ses ancêtres lui avait laissé dans la forêt. » (p. 70)
« Voilà pour l’agriculture à Raga. Cela a-t-il quelque chose à voir avec le fait de planter des cocotiers en lignes régulières et d’échanger leurs fruits contre de l’argent ? J’imagine la stupeur des habitants de ces îles quand ils ont constaté l’impudence méthodique de ceux qui venaient s’approprier leurs terres. » (p. 70)
« Pour les Mélanésiens, les plantes sont des êtres vivants. Elles ont été pareilles aux humains à un moment de leur existence. Elles n’existe pas seulement pour nourrir les hommes ou les soigner, elles forment une partie de l’ensemble vivant. C’est pourquoi elles poussent en liberté, mêlées aux herbes et aux broussailles. » (p. 70)
« Pour les gens d’ici, le taro est femme. L’igname est mâle (bien que le mot soit au féminin dans les dictionnaires de langue française). Sous la terre, le corps allongé de l’igname, teinté de rouge, est un pénis décalotté. » (p. 71)
« Dans les hauts du pays Apma, du côté d’Ilamre, j’ai écarté les buissons pour voir apparaître, pareilles à un troupeau paissant dans une clairière, les larges feuilles du taro. Impression de douceur, de paix, de civilisation. » (p. 71)
« Pour les ignames, les hommes du peuple Sa ont inventé le Gol, un étrange rituel qui fait parler d’eux dans le monde entier. Une fois l’an, après la récolte, avant l’ensemencement des champs, les hommes du village construisent une tour en branchages autour d’un grand arbre et affirment leur virilité en plongeant, la tête première, les bras ouverts en ailes d’oiseau, les chevilles liées par deux lianes souples attachées au sommet de la tour qui arrêtent leur chute au moment où ils vont touché le sol. La terre ainsi labourée par la poitrine des hommes donnera naissance à de nouvelles racines. » (p. 72)
Circulation et origine du kava : (pp. 73-76)
« La plante qui a échappé à l’emprise coloniale dans les îles […] c’est le kava(de son nom scientifique, Piper methysticum). C’est la plante liée au peuple mélanésien, à son histoire, à ses rêves. C’est la plante qui donne la paix. » On l’utilise dans la fabrication d’un breuvage consommé « en Océanie, mais aussi en Australie, aux États-Unis et même en Allemagne. » (p. 73)
« Le kava est un breuvage pour la nuit. Il engourdit les muqueuses et ralentit le corps, mais pas l’esprit. Il instille la philosophie. […] Le Kava est pourtant lié à des instants cruels de l’histoire de la conquête du Pacifique. Il a sans doute été utilisé pour éteindre toute velléité de résistance chez ceux que les blackbirders avaient kidnappés et mis au travail forcé sur les plantations. » (p. 74)
« Comme la coca pour les Indiens des Andes, c’est la plante qui contient l’esprit du lieu, c’est leur langue, leur mémoire commune. » (p. 74)
« L’origine du Kava est un mystère. La racine est récoltée dans tout le Pacifique, de la Polynésie aux îles de la Sonde, et de la poussière micronésienne jusqu’à la Nouvelle-Zélande. […] Vincent Lebot (Kava, the Pacific Drug) y voit une plante endémique des Nouvelles-Hébrides, et plus précisément de Pentecôte. Il ne doit pas se tromper, puisque, aujourd’hui encore, tous les Mélanésiens s’accordent pour dire que c’est la plante de Raga qui est la meilleure. » (p. 75)
« La légende attribue sa découverte à une femme. À Tonga, on raconte que le premier plant de kava poussa sur le crâne d’une fille morte de la lèpre, et qu’une femme s’aperçut qu’une souris venait chaque soir ronger la racine de la plante. À Raga, la légende est plus étonnante. » Le premier plan de kava serait né d’une pierre brûlante utilisée par un jeune homme pour tuer l’ogresse dont il s’était retrouvé captif. (p. 75-76)
Prélude
Chapitre 1: Le « voyage sans retour »
Chapitre 2: Melsissi
Chapitre 3: « Blackbirds »
Chapitre 4: Taros, ignames, kavas
Chapitre 5: Dieu, dieux, ombres
Chapitre 6: L’art de la résistance
Chapitre 8: Îles
Les Plantes Citées Dans Le Texte