Le projet de recherche « L’imaginaire botanique et la sensibilité écologique: dimensions esthétique, pratique et scientifique de la circulation des plantes en littérature » (CRSH, Subvention Savoir, 2017-2024) a donné lieu à de multiples rencontres, colloques et publications. Nous voulons souligner la parution de deux ouvrages en particulier en lien direct avec ce projet de recherche:
Bouvet, Rachel et Stéphanie Posthumus. Mouvantes et émouvantes: les plantes à travers le récit, Presses universitaires de Montréal, collection “Cavales,” 2024.
Bouvet, Rachel, Stéphanie Posthumus, Jean-Pascal Bilodeau et Noémie Dubé. Entre les feuilles : Explorations de l’imaginaire botanique contemporain. Presses universitaires du Québec, collection « Approches de l’imaginaire, » 2024.
Par ailleurs, nous continuons nos recherches sur les relations entre les plantes et les êtres humains dans le contexte du groupe de recherche interdisciplinaire sur le végétal et l’environnement (GRIVE).
Description du projet
L’être humain a toujours vécu en étroite relation avec les plantes, qui comblent les besoins alimentaires, thérapeutiques et vestimentaires tout en jouant un rôle central dans la constitution et l’appréciation des paysages. Les dernières décennies ont vu se développer une prise de conscience de la complexité de nos rapports locaux et globaux au vivant. Il n’est donc pas étonnant que la littérature contemporaine s’interroge sur le sens d’une telle complexité et qu’elle tente à sa manière de repenser le rapport entre l’humain et le végétal.
Le présent projet se propose d’examiner la circulation des plantes dans la littérature contemporaine écrite en français en mettant au point une approche interdisciplinaire située au croisement des études littéraires, de la botanique, de la géographie, de l’histoire et de l’écologie, et ancrée dans une collaboration entre des spécialistes de la géopoétique (R. Bouvet), de l’écocritique (S. Posthumus, A.-R. Hermetet), du paysage (C. Pavie, I. Trivisani), des rapports entre littérature et géographie (B. Guest) et des études postcoloniales (N. Taibi).
Le corpus comprend une soixantaine de livres (1980-2016). Le choix de la période s’explique par le fait que la question du végétal se déploie en même temps que le souci écologique global dans les domaines politique, scientifique et culturel (le retour du réel). Pour examiner cet épanouissement, il importe d’établir des liens entre la géopoétique et l’écocritique.
Aucune étude n’a encore porté spécifiquement sur le phénomène de la circulation végétale en littérature. Quels sont ses effets sur le plan formel ? La plante étant généralement vouée à l’enracinement plutôt qu’au déplacement, comment cette tension affecte-t-elle l’écriture? Quels nouveaux genres sont inventés pour parler du jardinage, du marché, de la collecte des plantes qui exigent de penser ensemble le local et le global? Pour répondre à de telles questions, le projet examinera trois types d’espace où l’être humain intervient de manière marquée tout en étant à son tour affecté par le végétal: 1) le jardin, qui implique la dimension esthétique; 2) le champ, qui comprend la dimension pratique; 3) l’herbier, qui s’inscrit dans la dimension scientifique. L’objectif est de créer un réseau international en réunissant des chercheurs de deux universités québécoises (UQAM et McGill) et d’une université française. R. Bouvet (UQAM) sera responsable des trois axes, appuyée par S. Posthumus (McGill); les cinq collaborateurs de l’U. d’Angers interviendront chacun de manière ponctuelle sur l’un des axes.
La méthodologie convoquera les savoirs botaniques, historiques et géographiques, les réflexions sur le contexte social et politique ainsi que les outils d’analyse mis au point en géopoétique afin d’étudier la constitution des trois figures de l’imaginaire botanique. Des outils numériques seront utilisés pour cartographier la circulation des plantes.
Cette étude du végétal dans la littérature offre la possibilité d’explorer un domaine en pleine expansion, aussi bien sur le plan de l’écriture que de la réflexion, afin de mieux comprendre un des enjeux les plus cruciaux du monde contemporain.
La dimension esthétique et la figure du jardin – Le jardin met en œuvre une sensibilité au végétal tout à fait singulière. Qu’il s’agisse de l’acclimatation de plantes exotiques ou de la transmission d’une tradition potagère, la plante circule entre les continents, entre les textes, entre les auteurs et les lecteurs. Dans plusieurs cultures, le jardin est un lieu de ressourcement et de recueillement, un lieu d’intimité, de proximité avec le végétal, propice à l’épanouissement de la vie. L’analyse visera à identifier les facteurs ayant contribué à la transformation du regard sur le jardin depuis les années 80 et à la transformation des pratiques d’écriture : la perspective novatrice des écrivains-paysagistes, les voyages axés sur la visite des jardins, la modification subie par le jardin colonial, l’intégration de pratiques diversifiées du jardinage (tradition japonaise, créole, etc.), l’apparition de nouvelles esthétiques (ex. la friche), un intérêt renouvelé pour la dimension nourricière de la terre, la prise de conscience de l’interdépendance du végétal et de l’animal.
La dimension pratique et la figure du champ – L’histoire du champ cultivé rejoint celle des grands bouleversements qu’a connus l’humanité. Le travail des champs, en particulier l’exploitation de la canne à sucre, n’a-t-il pas été le motif premier de l’esclavage ? La culture du coton et des denrées exotiques n’a-t-elle pas formé l’enjeu principal de la colonisation ? Si l’on remonte plus loin encore dans le temps, on peut superposer aux champs et aux fermes d’aujourd’hui les forêts et les tribus de chasseurs-cueilleurs qui les ont précédés. Les fruits et légumes circulent du champ au marché, une opération qui implique la traversée des cultures dans tous les sens du mot. La préoccupation récente portée à la provenance des aliments, au terroir, est en lien avec un contexte de mondialisation dans lequel la circulation des fruits, des légumes, des graines et des épices à travers le monde joue un rôle majeur. La figure du champ soulève des questions liées à l’économie et aux rapports interculturels, mais aussi à la révolution agricole qu’a connue le 20e siècle. L’émergence d’écrivains issus du monde rural ou de régions anciennement colonisées donne accès à des paysages agricoles vus de l’intérieur et renouvelés grâce à l’apparition de genres hybrides.
La dimension scientifique et la figure de l’herbier – Confectionné par le botaniste lors de ses pérégrinations, l’herbier s’inscrit dans une démarche visant l’acquisition de connaissances. Or, les gestes d’écriture qui ont accompagné de tout temps cette collecte se sont multipliés ces dernières années. Un intérêt grandissant pour les pratiques liées à la confection des herbiers se remarque également chez les écrivains, qui tentent ainsi de renouveler les pratiques d’écriture. Cet axe permettra de montrer que l’herbier a infiltré le matériau littéraire de multiples façons, y compris en suscitant des expérimentations sur le plan formel. Motif à la base du voyage scientifique et commercial, la plante voyage et s’acclimate grâce à la création des jardins botaniques, qui renfermeront avec le temps de gigantesques herbiers (Lucile Allorge, 2003). Des botanistes tels que Francis Hallé et Jean-Marie Pelt (ethnopharmacologue et président de l’Institut européen d’écologie) ont pris la plume pour sensibiliser la communauté face aux périls écologiques, mais aussi pour partager leur passion pour les plantes. Longtemps tenus à l’écart de la littérature, à l’instar des récits de voyage, les écrits des botanistes jouent un rôle important dans les échanges interculturels et dans le développement des recherches et des jardins botaniques.
La géopoétique est un champ de recherche et de création visant à explorer la dimension sensible et intellectuelle du rapport à la Terre. Fondée par l’écrivain et philosophe d’origine écossaise Kenneth White (L’esprit nomade, Le plateau de l’albatros) à la fin des années quatre-vingt, elle a suscité des réflexions aussi bien dans le domaine scientifique que dans les domaines philosophique, littéraire et artistique, au sujet de concepts tels que le dehors ou le nomadisme intellectuel, et de pratiques de l’espace comme le paysage, la marche, l’habiter, la mobilité, le land art, etc. (voir les Cahiers de géopoétique, 1990-2008). Née au début des années quatre-vingt-dix, l’écocritique s’est développée principalement dans le monde anglophone. Passant de l’étude du nature writing à un intérêt marqué pour l’environmental literature, l’écocritique se donne comme objet d’étude la relation entre l’humain et le non-humain dans des textes provenant de différents domaines culturels (littérature, arts visuels, écrits scientifiques et historiques).
Les liens entre la géopoétique et l’écologie ont été mis en évidence, mais le dialogue entre géopoétique et écocritique reste encore à développer. Alors que la géopoétique et la géocritique s’inspirent des sciences telles que la géographie culturelle et humaine pour examiner le rapport aux lieux dans les textes littéraires, l’écocritique prend appui sur les sciences écologiques et environnementales, depuis les premières études de Haeckel jusqu’aux modèles plus récents d’écosystèmes diversifiés. Or, elles convergent tout de même sur plusieurs points : 1) leur intérêt pour l’écriture et la littérature comme moyen d’interroger notre rapport à la terre ; 2) leur désir d’ouvrir le champ littéraire à d’autres disciplines et à une communauté débordant le cadre universitaire; 3) leur posture critique vis-à-vis de la perspective anthropocentrique d’une société capitaliste en croissance infinie. En interrogeant la composante végétale du rapport à la Terre et en déployant des études interdisciplinaires au croisement des études littéraires, de la botanique, de la géographie, de la philosophie et des sciences de l’environnement, notre projet posera les jalons d’une approche qui combine les points forts de l’écocritique et de la géopoétique.